
Le pire cauchemar du colonisateur, d’après Ashis Nandy, c’est la perspective de voir le colonisé se fabriquer un cadre de référence propre, totalement différent de celui de la colonie:
“En présence d’un tel scénario, les colons commencent à vivre dans la peur que leurs sujets ne se mettent à les percevoir comme moralement et culturellement inférieurs et ne leur renvoient bel et bien cette image d’eux-mêmes. Le colonialisme sans mission civilisatrice n’est plus du colonialisme. Il devient un handicap pour le colon beaucoup plus que pour le colonisé.” (pp.51-52)
La crise que traverse la France post-coloniale n’est pas uniquement liée à ses propres problèmes économiques et sociaux, ni à son nouveau statut politique de puissance moyenne. Le statut de grande puissance n’était en effet qu’une conséquence de la capacité à porter un projet de civilisation emportant l’adhésion d’autres peuples, proches ou lointains. De ce point de vue, je ne sous-estime pas l’importance du peu d’écho que le discours du président français à Dakar a reçu sur le continent africain et dans la diaspora. En revanche, je ne suis pas certain que le fait de se focaliser sur l’orateur lui-même conduise à créer un cadre de référence alternatif à celui de la postcolonie Françafricaine. Cela m’a valu une remarque intéressante d’un internaute panafricain, TjenbeRed:
Il ne faut certainement pas rester scotché indéfiniment aux paroles de SARKOZY, prophète de la Rupture.
Cependant, pour nous qui sommes en France ou dont le sort est encore influencé par la France (et c’est malheureusement encore le cas d’une grande partie de l’Afrique francophone), les discours de SARKOZY sur l’Afrique ne peuvent être négligés.
Puisque les médias français ne semblent retenir que l’aspect le plus politiquement correct des disours de SARKOZY, je crois qu’il nous appartenait de relever les incohérences, la propagande, les préjugés et les contre-vérités les plus graves, de façon à pouvoir répondre à ceux qui ne manqueront pas de nous opposer la rupture sarkozienne avec la Françafrique.
On pouvait certes deviner que cette rupture annoncée serait une mascarade. Mais avec le discours de SARKOZY, c’est écrit et on ne pourra pas nous accuser de caricaturer ou de faire un procès d’intention.
Rien n’interdit effectivement de passer à autre chose.
J’ai reçu ce message 5/5 et c’est en référence au forum de Grioo.com sur lequel il a été posté que je dédie ce second volet de mon triptyque sur L’Ennemi intime à hormheb, Chabine, TjenbeRed et les autres Grioonautes…
Darkar: un grand moment de solitude
Dans le premier volet, j’ai fait appel à l’image de la caillera par esprit de jeu, mais également pour mettre en relief un trait particulier du petit prince des médias hexagonaux. Comment m’expliquer? Dakar fut pour Sarkozy un bide, ou si l’on préfère “un grand moment de solitude”. Il n’a pas obtenu de l’auditoire l’effet qu’il avait escompté de son discours. Ce type de solitude est comparable à ce que Nandy appelle “la solitude du colonisateur dans la colonie, forgée selon une théorie de la stratification culturelle et de l’exclusivisme” et qu’il définit dans ces termes:
“recherche indéfinie de la virilité et du statut aux yeux du colonisé; perception du peuple colonisé à l’image d’enfants crédules qu’il faut impressionner par un machisme marqué (d’où les exigences en conséquence de l’auditoire, qui ligotaient le colonisateur dans un “jeu” préformaté); refoulement enfin de son moi en faveur d’une identité impériale imposée – inauthentique et d’une pompe assassine.” (p.82)
En faisant cette tournée, le président français savait qu’il se coulait dans un costume trop grand pour lui. Du coup, il s’est appliqué jusqu’au bout et en a rajouté dans le rôle du colon mâle, blanc, adulte, hyperviril, sûr de son bon droit. En un mot, il a voulu – comme on dit à Abidjan – “montrer qu’il est garçon”. Ce faisant, il n’a fait qu’exposer sa faiblesse et celle de son pays. A vouloir plaire tant à sa base électorale droitière qu’aux Africains du continent, il a abouti à des contradictions qui ont créé des tensions jusque dans sa propre équipe, et l’oblige désormais à préparer une autre tournée africaine à la rentrée. Mais même sans cette information, il suffit de lire d’autres sarkologues patentés pour comprendre l’enjeu:
“Nicolas Sarkozy ne semble pas très à l’aise dans ce rôle d’héritier de la Françafrique, mais sans doute se dit-il que c’est le prix à payer pour que la France garde une influence sur le continent africain et pour qu’elle puisse toujours s’appuyer sur quelques dizaines de voix d’états africains quand il faut affronter les Etats-Unis ou la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU. Au-delà des grands discours, Nicolas Sarkozy en Afrique, c’est d’abord de la realpolitik.”
Or, les Sénégalais et les autres Africains – du continent ou de la diaspora – ne se sont pas laissés impressionner par sa démonstration de pseudo-machisme, donc de vraie caillera. Ce n’est plus une tournée, mais une tournante: venant à la suite de De Gaulle, Mitterand, et Chirac, le petit prince a bien du mal à tracer son sillon dans l’arrière train de la vieille Françafrique. Il ne fait pas le poids. Mais la fixation qu’il suscite chez certains d’entre nous risque de doper encore plus son illusion de toute-puissance déjà excessive et d’élargir sa surface médiatique de manière incontrôlée. Pour faire comprendre ce point, je me dois d’élargir le cadre de ma réflexion sur la guerre cognitive et de préciser mon point de vue sur les débats auxquels le discours dakarois du petit prince des médias a donné lieu.
Extension des territoires (mentaux) occupés
De quoi s’agit-il en fait? Pour citer à nouveau Ashis Nandy dans L’Ennemi intime, “la question après tout est celle du colonialisme qui survit à la fin des empires”. Et pour traiter de cette question sur ce qu’il reste du colonialisme dans notre culture désormais globalisée, ainsi que des structures psychologiques qui le maintiennent peu ou prou en l’état, Nandy forge des expressions simples mais lourdes de sens: “résistance pyschologique au colonialisme” (p.30), “défenses de l’esprit” (p.31), “aventure morale et cognitive contre l’oppression” (p.33), “bataille des esprits” (p.37), “invasion psychologique” (p.65), “survie du colonialisme dans les esprits” (p.107), etc.
Pour mieux comprendre comment ces expressions prennent place dans l’oeuvre, il faut repartir de sa thèse centrale, selon laquelle “le colonialisme est essentiellement une question de conscience et doit être combattu et défait en dernière instance dans l’esprit des hommes” (p. 107). Cette idée – qui guide tout le livre – se déploie en plusieurs phases, dans une série de mises au point qui sont à la fois des réquisitoires contre l’oppression coloniale et des indications très claires du mode opératoire à adopter pour qui veut se confronter à la bête. Il pose les bases de son analyse dans le chapitre intitulé “psychologie du colonialisme”:
“Cet essai défend l’idée que le trait distinctif du colonialisme est un état d’esprit chez les colonisateurs et les colonisés, une conscience coloniale caressant, entre autres choses, le désir parfois irréalisable de bénéfices économiques et politiques. L’économie politique de la colonisation est certes importante, mais la brutalité et l’inanité du colonialisme s’expriment essentiellement dans la sphère de la psychologie (…). Les pages qui suivent constituent l’exploration des contours psychologiques du colonialisme chez les dominants et les dominés, et visent à définir le colonialisme comme culture partagée, processus qui ne commence pas toujours dès le moment où s’établit la domination étrangère dans une société et ne finit pas toujours avec le départ du pouvoir étranger.” (p.42)
C’est bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ceci étant posé, Nandy peut tirer les conséquences de son hypothèse:
“Voilà pourquoi le colonialisme semble ne jamais prendre fin avec l’obtention officielle de la liberté politique. En tant qu’état psychique, le colonialisme est un processus indigène relayé par des forces extérieures. Il est profondément enraciné dans l’esprit des dominants et des dominés. Sans doute ce qui commence dans l’esprit humain doit-il aussi finir dans l’esprit humain. (…) Un système colonial se perpétue évidemment en incitant les colonisés, par le biais de récompenses et de punitions psychologiques et économiques, à accepter les nouvelles normes sociales et les nouvelles catégories intellectuelles.” (p.43)
Compte tenu de ce qui précède, le risque pour les résistants à l’ordre établi est de combattre avec des outils qui soient inadaptés au combat, puisque forgés par d’autres. En effet, la violence ultime du colon “consiste à créer une culture dans laquelle les dominés ont constamment la tentation de combattre leurs maîtres dans les limites psychologiques qui leur sont imposées.” (p.43)
Ici nous touchons au point auquel j’ai fait allusion en passant dans mon précédant post: je ne suis pas certain qu’il nous faille absolument et systématiquement “relever les incohérences, la propagande, les préjugés et les contre-vérités les plus graves, de façon à pouvoir répondre à ceux qui ne manqueront pas de nous opposer la rupture sarkozienne avec la Françafrique“. Si certains estiment que le jeu en vaut la chandelle, libre à eux de se livrer à cet exercice. Mais mon propos se situe au niveau stratégique: la plupart des discours de l’adversaire (je pense notamment aux bien-pensants d’Agoravox) ne méritent tout simplement pas qu’on leur réponde. C’est une perte de temps.
L’absence d’une réponse panafricaine appropriée à Dakar, dans l’enceinte même de l’université CAD, démontre de façon exemplaire tout le territoire mental perdu et la nécessité d’une reconquête mûrement réfléchie. Or celle-ci ne se fera pas avec des troupes dispersées et sans vision d’ensemble du combat qui reste à mener. Ce n’est pas le lieu ici de dire ce qu’il convient de faire, mais d’offrir les éléments permettant à chacun de penser la situation réelle. Le message ici est simple: il faut éviter de se disperser et de perdre du temps à faire le coup de poing contre toutes les petites frappes rencontrées sur le web. Si vous êtes obligés de vous aligner sur les positions des autres, vous avez déjà perdu. C’est aussi simple que cela. Il faut savoir peser soigneusement la propagande adverse, pour savoir quand répondre et quand laisser dire.
Dans le dernier volet de ce triptyque, je tenterai de montrer à la fois ce qu’il reste du colonialisme aujourd’hui, et de la manière de le confronter sans se laisser circonscrire à l’intérieur des limites fixées par la culture ambiante. Je procéderai spécifiquement en faisant éclater le cadre restreint de la critique médiatique pour l’élargir à la notion de guerre cognitive et de guerre de l’information.
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